Nord du Laos. Décembre 2011.
Je suis le long cortège funéraire. Tout le village est là, hommes et femmes, jeunes et vieux, marchant calmement à travers les rizières vers la forêt où le bûcher est en place depuis peu. Je reste solennel, tête baissée. C’est la première fois que j’assiste à l’enterrement d’une personne que je n’ai jamais connue, ni même vue. Je ne connais même pas le nom du vieil homme. C’est une sensation étrange. J’honore non pas une personne mais la vie elle-même. Une manière pour moi de méditer sur le temps qui passe. Et le temps dans ce petit village passe lentement.
Le corps vêtu d’un linceul est disposé sur le bûcher installé entre les arbres. Un moine bouddhiste récite quelques prières. Les affaires du mort sont disposées autour du mort, sur le bûcher. Ici on ne laisse aucune trace à sa mort, tout part.
Et c’est là que tout commence à dériver… Voilà le récit d’un enterrement dans la campagne laotienne.
Muang Ngoi Neuia
Après deux mois passés en Indonésie, j’ai rejoint mon cousin Bastien et son pote Ulysse de retour d’Australie à Bangkok pour voyager deux mois avec eux: Thaïlande, Laos et Vietnam sont au programme.
Nous sommes arrivés depuis peu à Muang Ngoi Neuia, petit village de 800 habitants isolé au bord de la Nam Ou, après un long trajet depuis le nord en bus et en bateau qui m’a donner envie de me faire amputer les fesses. Village autrefois connu pour son opium, on y vient aujourd’hui pour ses paysages, son calme et ses villages traditionnels à une heure de marche.
Nous sommes vite frappés par les nombreux enfants avec des armes potentiellement dangereuses à la main: une fillette de trois ou quatre ans maximum avec une tête de tueuse, l’air mauvais, aiguise un bâton avec une machette faisant la moitié de sa taille; un peu plus loin une autre du même âge pèle un fruit avec un énorme couteau à viande, et là un jeune garçon joue à nous tirer dessus… Les enfants se préparent-ils à tuer les touristes, ou à prendre la place de leurs parents? Difficile à dire mais les enfants qui sourient et saluent de la main ne sont pas légion ici.
Lors de notre première sortie consistant à remonter la rivière en barque en bois, nous rencontrons lors de la pause déjeuner sur un petit bout de plage une famille française croisée dans le bateau pour Luang Prabang ainsi qu’un autre français revenant du Viêtnam. Le père, Patrick est guyanais et Stéphanie, la mère, vient de l’est de la France. Leurs enfants, Ethan Tao, bientôt neuf ans, et Abigaëlle, cinq ans, sont absolument magnifiques. Ils passent six mois en Asie. L’idée d’emmener ses enfants en voyage, tout en leur faisant l’école, plutôt que de les laisser suivre un cursus scolaire d’une banalité effrayante, est fantastique. Ils apprennent à voyager, à partager, à rencontrer et respecter d’autres cultures. Ils nous parlent d’un petit village à une heure de marche, Ban Na, où se préparent des funérailles pour le lendemain. Et les étrangers sont acceptés. Nous avons déjà prévu d’aller dans les villages, on sait maintenant ce qu’on y fera! Enfin pas vraiment…
Enterrement à Ban Na
Le lendemain, nous laissons nos sacs à la ghesthouse après avoir préparé quelques affaires. La marche est tranquille, il suffit de suivre le chemin. Nous traversons plusieurs rizières laissées en jachère et arrivons à Ban Na un peu plus tard, un petit village fait de maisons en bambou aux toits de chaume. Il n’y a que deux maisons en briques et béton, dont une à l’entrée du village appartenant à la famille possédant une des deux seules ghesthouses. Nous y prenons une petite chambre à quinze milles kips, à peine plus d’une euro. Ici, pas de voiture, ni de moto, ni même de vélo. Dans la rue principale, quelques vieux papotent, des enfants jouent. Personne ne nous dévisage, on se sent tout de suite chez soi. Au bout de la rue se tiennent les fameuses funérailles. Pendant qu’une cérémonie religieuse à laquelle assistent plusieurs femmes a lieu dans l’autre maison en dur du village, les hommes et nous buvons du lao-lao local. Patrick (vite diminué en Patou), Stéphanie et leurs enfants sont déjà là, ainsi que Gregor, l’autre français rencontré le jour précédent. On fait la rencontre de Ken (ou Keng?), la vingtaine, parlant un peu anglais avec une voix nasillarde et l’esprit volatile, qui nous fait enchaîner les verres alors qu’il n’est que midi, ainsi qu’Amanda, une étudiante française sur place depuis déjà deux mois et qui passe une bonne partie de son temps à fumer et discuter (en laotien) avec les habitants du village.
Je suis donc face au bûcher en feu, méditant sur la vie et la mort au milieu des bois. Je comprend vite que ces funérailles ne ressemblent pas à celles que j’ai connues. Alors que le corps est toujours en feu, la famille se fait prendre en photo devant. Certains sourient, d’autres gardent la tête haute. Ken passe à travers la foule, une bouteille et un verre à la main, et fait boire tout le monde, surtout nous. Le lao-lao coule à flots. Vite éméchées, plusieurs personnes jouent à un jeu consistant à marcher rapidement jusqu’à une marque devant un bâton, un oeil caché d’une main et à faire tomber d’une pichenette de l’autre une petite tige verte posée en équilibre dessus. Un jeu d’alcooliques, quoi. Nous jouons dos au bûcher, comme si celui-ci n’était qu’une excuse pour nous faire venir dans ce bois, se saouler et jouer. J’y arrive facilement mais Bastien et Ulysse doivent passer par quelques verres de lao-lao avant de faire tomber la tige. Ray, un américain d’origine taïwanaise, et Xiao, une jolie chinoise, tous les deux rencontrés à Muang Ngoi Neua, nous rejoignent. Bastien est bourré, et il n’est pas le seul. On finit tout de même par retourner au village, laissant le mort quitter ce monde tranquillement. A la ghesthouse, on joue un France-Laos à la pétanque. On se prend une raclée et paie une tournée de bières.
Chez les Hmongs
Le lendemain, me levant tôt, j’ai le temps de parler au guide qui emmène les frenchies dans un village hmong à quelques heures de marche. Il propose de passer la nuit sur place et de revenir pour la fête qui s’organise. On suit. La marche fait du bien, ça grimpe pas mal. On passe plusieurs rivières, et lors du dernier passage, fatigué d’enlever mes chaussures, j’enfonce mes pieds dans l’eau plus profonde qu’il n’y paraît. Les chaussures sont trempées et je dois continuer pieds nus. Bien entendu je me cogne plusieurs fois à un orteil déjà meurtri et râle à chaque fois. Une sorte de loi des séries propre au voyage: quand on se blesse, on continue à se blesser au même endroit, pratiquement tous les jours, empêchant une guérison rapide. Une fois guérie, une autre blessure survient. Stéphanie me donne un pansement et Gregor me prête une paire de tongs. On arrive en fin d’après-midi au village après une journée à grimper des collines couvertes de forêt. Les hmongs, originaires du Vietnam, vivent en autarcie, coupés de la société laotienne qui ne les reconnaît pas. Ici pas d’école, pas d’entreprise, pas de ghesthouse, pas de centre de soins. Les enfants jouent toute la journée avec des toupies lancées avec des bâtons munis de cordes, les nombreux animaux, cochons, poules, buffles, se promènent en liberté. Une seule source d’eau coule à proximité, atteinte en descendant un petit chemin glissant. Bastien, Ulysse et moi atterrissons dans une famille où la mère vient d’accoucher de jumeaux. Elle est sous perfusion, allongée, faible. Alors forcément on ne se sent pas vraiment bienvenu, malgré le guide qui nous dit être ami avec eux et qu’il n’y a aucun problème. Personne ne nous regarde, on est vite mal à l’aise. On mange là, avec les deux accompagnateurs du guide, du riz et du potiron délicieux. Jusqu’à la tombée de la nuit je reste assis dehors. Je regarde les cochons. La grand-mère de la maison leur apporte à manger et sert en priorité les cochonnets en tapant les adultes qui tentent de voler la nourriture avec un gros bâton. Quand la nuit tombe, découvrant un ciel étoilé magique, je rentre à l’intérieur et m’assoit sur la paillasse en bambou qu’on nous laisse pour dormir. La famille s’affaire au coin du feu, nous ignorant complètement. Personne ne nous propose de les rejoindre boire un thé, ou ne nous regarde. Bastien et Ulysse, déçus, s’enfoncent dans leurs sacs de couchage. Je me sens invisible. Cela me permet de les observer jusqu’à ce que l’ennui et le sommeil me viennent.
Le retour est facile. Un petit groupe se détache: Ulysse, Bastien, Patrick et moi suivons notre jeune leader Abigaëlle, qui suit les deux accompagnateurs avec une facilité indécente. Pendant trois heures et demi elle marche, court, joue avec l’herbe, tombe et se relève dans le même élan. Impressionnant.
La fête
Au village Xiao et Ray sont de retour pour la fête. On joue à la pétanque. Ulysse et moi battons Bastien et Ray, qui n’a jamais joué, de quelques points seulement.
Pendant notre absence les villageois ont préparé du lao-lao pour trois jours de folie. En effet, ici, plutôt que de laisser la famille d’une personne décédée s’apitoyer sur son sort et être triste, les habitants du village organisent une grande fête en l’honneur du mort. On file donc tous au centre du village. Sur place: des tables et des chaises, une piste de danse sous une tente, du matériel de son. Il y a du riz gluant et de la viande de buffle à manger. Mais c’est l’alcool qui coule à flots encore une fois. Des villageoises défilent devant nous une bouteille à la main, on enchaîne les verres. Ulysse et Bastien se font remplir une bouteille vide. Tout le monde commence à danser, un peu bourré, et on s’y met vite aussi. On se fait vite rappeler à l’orde quant à notre façon de danser par le chef du village. Ici il faut danser laotien: on tourne tous autour du poteau centrale de la tente, les hommes à l’intérieur, les femmes à l’extérieur, en agitant lentement les mains et en roulant les épaules. La musique est toujours plus ou moins la même, avec le même rythme. Le but de la soirée est de faire tomber Patou. Il enchaîne facilement les verres, mais finit par craquer lors d’un duel avec Ulysse, qui craque aussi. On s’amuse follement, jusqu’au…
Matin. Black-out total. Tous. C’est Ray qui ne boit pas, en partant, puis Stéphanie qui nous aident à nous remémorer la fin de soirée: Patrick est bien tombé le premier avec Ulysse. Stéphanie a dû le porter jusqu’à leur chambre, où il a dormi par terre. Ulysse est parti vomir et a disparu de la fête. Bastien et moi l’avons cherché un peu. Fatigué, seul, affalé sur une table, je me suis levé pour rentrer (ça je m’en rappelle). J’ai mis les deux verres de contact du même côté de la boîte, pensant alors en avoir perdu un. Bastien a suivi quelques minutes plus tard. Ulysse a passé la nuit à faire des allers-retours aux toilettes, mais ne nous a pas réveillé. Grosse soirée donc!
De retour
En début d’après-midi nous rentrons sur Muang Ngoi Neua en visitant une grotte rapidement. Nous récupérons nos sacs et trouvons une chambre triple au bord de la rivière. Je passe un moment dehors, à écrire, à penser à nos prochaines aventures, nos futures rencontres. Une chose est sûre pour moi, depuis de nombreuses années déjà, qui est renforcé avec cet enterrement: le voyage est l’école de la vie, la seule qui vaille la peine de faire des sacrifices.